À voir la place prise par certains discours récurrents ces dernières années dans l’aréopage des intervenants du secteur de la santé bucco-dentaire, nous devons nous demander si nous ne connaissons pas une dérive consumériste, qui tendrait à assimiler nos structures de soins dentaires à de vulgaires entreprises.
Or, cette vision entrepreneuriale et délétère de notre exercice est aux antipodes des besoins réels d’organisation, de communication et de management de nos équipes dentaires et ne sert en définitive que des intérêts financiers complètement indépendants de la rentabilité de nos cabinets dentaires.
Contexte socio-économique
D’aucuns voudraient y appliquer des méthodes de gestion stéréotypées, destinées à promouvoir le rendement financier des cabinets, comme principal objectif de l’activité. D’autres voient dans le regroupement des hommes, au sein de méga structures, à grande surface financière, le seul salut de la profession. S’il est vrai qu’en théorie ces deux orientations ne seraient pas, a priori, incompatibles avec l’humanité qui doit entourer l’acte de soin, la critique objective de cette tendance, renforcée par un contexte économique difficile, devient une impérieuse nécessité. Avec l’émergence et le développement de pôles de soins étrangers, proposant des prestations à bas prix, d’un « tourisme santé » débridé, la pression s’accentue sur les cabinets à taille humaine en exercice individuel ou sur les petites associations. Avec la crise économique, les restrictions des dépenses de santé, la coercition de plus en plus prégnante, exercée par les autorités de santé et la tendance déflationniste des soins dentaires, nos cabinets se tournent naturellement vers les conseils en gestion ou en management. Certains d’entre eux en ont fait leur fond de commerce et proposent des solutions visant théoriquement à rationaliser l’activité et les pratiques, dans le but de « travailler moins pour gagner plus ».
C’est décidément dans l’air du temps et chacun a pu évaluer ce que ce désormais célèbre précepte avait pu produire en réalité. S’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, il convient d’être vigilant. En réalité les solutions de gestion proposées peuvent s’avérer intéressantes, mais ne sauraient s’appliquer de façon standardisée dans tous les cabinets. Or, certains de ces conseils en organisation se sont érigés en gourous, oubliant qu’un cabinet dentaire est d’abord un lieu de soins et qu’aucune structure de petite taille ne ressemble à sa voisine… Les pouvoirs publics et les acteurs institutionnels du secteur, poussent également aux regroupements des moyens. L’état entend lutter contre l’émiettement de l’offre de soins, partant du principe simpliste que plus il y a de structures de l’offre, plus il y a de dépenses de santé.
Les gros fournisseurs de biens et de services qui monopolisent ce secteur d’activité ont compris que leur avenir commercial passerait par l’accroissement de la surface financière des cabinets dentaires et plus largement des unités de soins, afin de trouver plus facilement des débouchés pour leurs prestations ou leurs produits.
La santé bucco-dentaire n’a jamais été une priorité de santé publique en France et les chirurgiens-dentistes sollicitent ipso facto le porte-monnaie de leurs patients.
C’est l’une des rares disciplines médicales en France qui interpénètre ainsi les notions de soins et d’argent. Il en résulte une grande difficulté pour les chirurgiens-dentistes de concilier leur art, les objectifs thérapeutiques et la réalité économique.
Le cabinet dentaire versus l’entreprise
Il y a de grandes divergences entre une entreprise de biens ou de services et un lieu dédié à la délivrance de soins.
L’espace de soins qu’est le cabinet dentaire se distingue d’une autre activité qui comporte la contractualisation (« contrat de soins »), en l’occurrence une « prestation de soins » en échange d’une « rémunération » (honoraires), précisément parce qu’il est admis, philosophiquement et depuis l’antiquité, que l’activité médicale répond à une éthique particulière.
Le « patient » (du latin « patiens » et du verbe « patior » qui signifie souffrir, endurer) n’est pas un « client » (du latin « cliens » qui signifie « vassal » et cliere c.a.d. « obéir »). Le chirurgien-dentiste n’est pas un « commerçant » (du latin « commercium » signifiant « négoce »).
Le cabinet dentaire n’est pas un « commerce » au sein duquel se négocierait l’acte de soin.
L’acte de soin n’est pas une « prestation de services » (latin « servitium » signifiant « esclavage », « servitude »). Le praticien ne rend pas un « service » rémunéré au patient. Il prodigue des soins, c.a.d. met à disposition du patient un savoir et une compétence, contre le paiement d’honoraires (du latin honorarius signifiant « donné à titre d’honneur »).
Ce qui nous distingue fondamentalement d’une « entreprise », c’est précisément notre obligation d’humanité et de délivrer des soins « conformes aux données acquises de la science », envers des patients, préoccupés par leur seule santé. Le risque et le défi propres à une entreprise n’ont pas leur place dans la relation qui s’établit entre le patient et le praticien, qui doit agir dans la sécurité d’un acte et d’un environnement raisonnés, toujours dans le seul intérêt du patient. En l’occurrence, à l’opposé du concept d’entreprise, la structure de soins ne saurait intervenir dans son propre intérêt.
Éthique médicale et réalité économique
Cette notion morale, s’il en est, mise à toutes les sauces ces dernières années, devrait guider nos activités en toutes circonstances. Elle est prescrite par les codes de déontologie médicale et dentaire, formellement. Il en résulte un devoir d’exercer nos professions dans le seul intérêt du malade, ce qui, de facto, exclut toute dérive mercantile. Notre devoir de délivrer les meilleurs soins, notre obligation d’humanité et celle de ne jamais nuire au patient, de quelque façon que ce soit, se confronte désormais à la réalité économique et à l’évolution de la société et des mentalités. L’époque de l’insouciance matérielle des acteurs de la santé est bien révolue. Celle qui emportait l’aura des professionnels de santé, respectés et considérés, aussi. Ils sont aujourd’hui regardés et traités comme des prestataires de services et soumis à une pression considérable.
Leur liberté de manœuvre se réduit comme peau de chagrin, tant au plan économique que dans les marges qui leur sont consenties dans la délivrance des soins.
Conférences de consensus, encadrement des actes, obligations sanitaires pléthoriques, tout est fait pour circonscrire l’activité des professionnels de santé. Les systèmes de coercition sont de plus en plus puissants.
Le chirurgien-dentiste se doit donc d’agir, guidé par l’éthique, dans un contexte de réduction des moyens et de privation de liberté. C’est la raison pour laquelle nombre de professionnels sont aspirés vers des structures de grande taille ou recherchent par tous les moyens la rationalisation de leur activité.
Qualité des soins, choix de gestion et évolution de la société
La dispense de soins de qualité procède de nombreux paramètres. De l’enseignement aux produits consommables, en passant par la formation continue, la communication et le management du personnel des cabinets dentaires, chaque élément du puzzle est déterminant.
Mon propos se limite à l’exercice « libéral », tant il est vrai que les universités ou les cabinets mutualistes échappent pour beaucoup aux règles de gestion qui s’imposent aux autres.
Le dentiste majordome ou manager
Le praticien « moderne » est un homme à tout faire. Il doit tout à la fois se constituer en bon professionnel (formation, compétences, dévouement et humanité), développer les qualités et les méthodes du bon « manager » (gestion des emplois et compétences, communication), être un gestionnaire affûté et, finalement, trouver dans le peu de temps qui lui reste, l’occasion de son épanouissement familial ou personnel. Les bénéfices des cabinets dentaires vont en diminuant inexorablement.
Les choix de gestion sont par conséquent déterminants. À ce titre, chaque praticien entrant dans la vie active se posera la question de son « mode d’exercice ». Faut-il exercer en groupe, en SCM, en SCP, en SELARL, à combien de praticiens, seul ? Quels sont les objectifs assignés au projet d’installation ? Quelle orientation professionnelle choisir, quelle typologie d’activité (soins, prothèse, implantologie, parodontologie, endodontie, orthodontie, omnipratique…) ?
La spécialisation de l’exercice odontologique
La France, prise dans l’étau de ces structures décisionnelles usées et inadaptées, a un retard considérable. Il n’existe par exemple qu’une seule spécialité reconnue, l’orthodontie, objet d’un cursus universitaire ad hoc.
Les techniques évoluent très rapidement, sont particulièrement sophistiquées et requièrent, pour leur mise en œuvre, une formation approfondie et des moyens souvent conséquents (investissements). Ajouter à cela qu’un acte réalisé épisodiquement ne saurait revêtir la sécurité de celui que l’on exécute tous les jours, et il devient légitime de poser la question de la reconnaissance des exercices spécialisés dans certains domaines, comme l’implantologie, la parodontologie ou l’endodontie, par exemple.
La démarche Qualité
Un praticien consciencieux et soucieux de la qualité de ses soins, dans toute l’acception de cette expression, sera toujours porté à organiser son activité autour du patient et du soin qu’il délivre. Il devra trouver l’équilibre entre les processus de rationalisation de son activité et la dimension humaine qu’il entendra offrir à ses patients. Rationaliser des achats sans sacrifier la qualité des produits, organiser un agenda sans créer les conditions du seul « rendement horaire » du cabinet, former son personnel sans le « robotiser » dans la seule perspective d’accroître la rentabilité… Ce ne sont que des exemples, mais ils se répètent à l’infini.
L’exercice de groupe
La communauté de moyens facilite l’acquisition et l’amortissement d’équipements coûteux (OTP, Cone Beam, lasers, CFAO…), mutualise les frais courants, la formation et le management du personnel. Elle ouvre sans doute la porte à une organisation plus souple, tant pour les praticiens que pour les patients. Les petites structures de groupe (2 à 4 praticiens) échappent probablement encore au risque de déshumanisation que connaissent certaines petites ou grosses « cliniques » dentaires en France ou à l’étranger. Mais la pression est telle, que la tentation de comportements mercantiles est présente partout.
Formation initiale et continue du chirurgien-dentiste
La question qui se pose est de savoir comment intégrer l’éthique, la qualité des soins et le devoir d’humanité à la mise en œuvre d’une organisation et d’une gestion modernes. Or cette question est morale et pédagogique avant tout. Elle procède tant de l’éducation, de l’enseignement que des contingences sociologiques.
Aimer son prochain, être dévoué, soucieux de la qualité des soins délivrés, rigoureux, honnête ou empathique ne se décrète pas. C’est un long apprentissage de la vie, depuis la petite enfance. Le contexte sociologique, l’évolution des mentalités collectives influencent également la construction de notre morale individuelle, initient, accompagnent ou modèlent les mutations. Aussi, il est important de rappeler avec insistance les valeurs qui fondent l’acte de soins et de lutter contre les dérives consuméristes, même s’il faut adapter nos pratiques à l’évolution des mœurs, du contexte économique et politique.
Manager le changement
Les chirurgiens-dentistes ne pèseront dans les choix d’avenir qui s’offrent à eux que s’ils cessent d’agir dans la division et le chacun pour soi. Il en va de leur capacité à maintenir, voire majorer la qualité de leurs soins, et à exercer leur profession dans un cadre humain et respectueux de l’éthique médicale. Finalement, ces conditions sont également celles de leur épanouissement personnel.