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Petite philosophie de la douleur

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« Jamais ne vécut philosophe qui puisse en patience endurer le mal de dents » (Shakespeare) : quand la douleur est là, elle envahit tout le champ de la conscience, réduit l’homme à l’animal sensible, le rend idiot et stupide…

Évoquons ici les questions qui s’imposent à nous, les illusions qui nous égarent, bref, notre rapport à cette crainte de la douleur que nous suscitons souvent. Nous parlerons de prévention, d’appréhension, d’échec, de culpabilité, d’enseignement, pour indiquer ce qui participe à la peur du dentiste, à la peur de la douleur… des soins dans l’esprit des patients, en se souvenant que « la vérité est rarement pure, et jamais simple » (O. Wilde).

Au commencement, la prévention

Notre cheminement part des délices de la prévention bucco-dentaire bien conduite : soit un enfant muni de parents motivés et d’un dentiste préventoconscient, constatant une bouche saine, n’amenant à envisager aucun soin curatif… Au pire observet- on soit une dysharmonie dento-maxillaire, que l’extraction (de deux prémolaires inférieures, par exemple) résoudra élégamment ; soit une urgence traumatique, nécessitant une anesthésie locale. A chaque fois, il s’agit d’un premier contact de l’enfant avec la chirurgie : « Qui n’a pas, dans sa mémoire, le souvenir d’une rencontre de l’enfant avec son premier dentiste ? Cette première est aussi forte qu’un premier rendez-vous d’amour, elle va donner le “la” du plaisir comme de la souffrance. […] Le souvenir de la séance chez le dentiste est plus fort, plus solide qu’une séance de psychanalyse avec lequel il a quelque parenté »9. Il faut administrer sans douleur une anesthésie efficace, ponctuelle, de courte durée, sans effets secondaires. L’essentiel est que l’initiation aux soins dentaires chez un enfant vierge de toute expérience ne dérive pas, par un glissement sémantique incontrôlé, du cercle vertueux de la prévention bucco-dentaire à celui, vicieux, de la crainte des soins dentaires.

À l’issue du soin, l’alternative est alors : soit on a réussi à anesthésier sans provoquer de douleur supplémentaire, et l’on conserve le patient dans la prévention efficace fondée sur la confiance ; soit il y a eu échec analgésique, ou l’analgésie s’est faite qu’au prix d’un acte lui-même douloureux, et l’on enclenche alors la “machine à créer des pulpites”, le refus des soins dentaires par crainte du dentiste. La douleur dentaire aiguë est l’archétype de douleur nociceptive qui s’imprime dans la mémoire pour longtemps avec une forte appréhension en cas de récidive ou de soins dentaires ultérieurs. Il nous revient d’éviter l’entrée du patient dans ce cercle vicieux de la douleur1, 3, 4, 8, 10.

Violence de l’acte médical

« La douleur fait aujourd’hui l’objet d’un interdit social : elle est insupportable, inacceptable, obscène. Elle ne fait plus l’objet d’aucune justification, ni héroïque, ni ascétique. Elle est tout simplement ce qui ne doit pas être, parce qu’elle n’apporte pas d’information fiable, qu’elle ne sert à rien, qu’elle n’est pas mesurable, bref qu’elle est un mal et qu’en tant que tel, elle doit être résolument combattue. »6 Cela vaut davantage pour les douleurs provoquées par un acte thérapeutique, a fortiori par un acte à visée analgésique…

L’acte médical constitue bien une violence, légitimée par l’efficacité thérapeutique et acceptée, en vertu du consentement du patient à la finalité du soin et aux moyens pour le mener à bien6. Cette violence est trop banalisée parmi nous : dans la discussion informelle qui suivit la séance de l’ADF 2009 sur l’anesthésie des dents mandibulaires, un praticien affirmait que le patient est prêt à supporter la douleur d’une anesthésie intra-pulpaire, s’il sait qu’elle va produire le soulagement espéré. Réflexion à rapprocher de celle, sûrement humoristique, piochée sur un forum professionnel sur Internet : « l’intra-pulpaire, ça ne fait pas mal : quand je la fais, je ne sens rien ! ». C’est trop vite oublier qu’une relation de qualité entre patient et praticien est fondée sur l’empathie, et que « si la torture du dentiste fait naître le soulagement, il y a cependant torture »9. Tant que nous accepterons comme normale l’idée de faire souffrir un patient pour le soulager, il ne faudra ni s’étonner de voir les patients ne consulter qu’en toute dernière extrémité, ni s’indigner de notre médiocre réputation.

Spinoza livrait cette règle éthique : « Ni railler, ni déplorer, ni maudire, mais comprendre » (Traité politique). Comprendre n’est pas seulement trouver les causes de la douleur, se doter des moyens de l’éviter à l’avenir ; c’est aussi prendre part à la souffrance du patient.

La peur du dentiste

Montaigne énonçait dans ses Essais : « Qui craint de souffrir souffre déjà de ce qu’il craint ». En cas d’échec anesthésique, il faut comprendre que le patient qui consulte pour une urgence est peut-être prêt à supporter ponctuellement (selon les principes dits plus haut) la douleur “nécessaire” au soulagement ; mais le dentiste introduit la répétition, une série de séances de soins, là où le patient espérait une séance unique : « un vrai dentiste (sic !) ne repère pas ou ne soigne pas qu’une seule dent ; car s’il y a bien sûr les dents qui font mal et demandent réparation immédiate, il y a celles, silencieuses, tapies, celles qui se préparent à être douloureuses […] Et c’est peut-être pourquoi chacun d’entre nous a peur du dentiste »9. Et si la première séance de soins laisse un souvenir cuisant, le patient attendra la prochaine crise pour consulter, en urgence… un autre “sauveur” : si ce statut est “flatteur”, encore faut-il que la déception ne succède pas à l’espoir suscité10.

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Quand la prévention primaire a échoué, quand la douleur aiguë est là…

La douleur aiguë exige une prise en charge rapide et efficace, car elle peut laisser une empreinte psychique d’autant plus grande qu’elle a été prolongée — intense, méconnue. Il y a deux justifications pour une analgésie maximale et précoce : soulager et éliminer la douleur immédiate, prévenir la “douleur-mémoire”8, 10. Nous savons que le traitement de cette douleur passe presque toujours par un geste chirurgical faisant systématiquement appel à l’analgésie locale, et presque jamais par le seul traitement médicamenteux. Dès lors, pourquoi le service d’urgences dentaires est-il si souvent confié à des étudiants, certes de bonne volonté, mais sans expérience diagnostique, clinique, opératoire, pour affronter cette urgence ? Cela ne devrait être confié qu’à des praticiens expérimentés, et non à des étudiants qui useront, pour toute arme, de la panoplie médicale [antibiotique + anti-inflammatoire + antalgique + bain de bouche], pour attendre et “voir venir”, ce qui est une forme d’abandon du patient ; ou bien ils tenteront les techniques anesthésiques cumulatives classiques, à l’efficacité douteuse : cela relève des mêmes démarches intellectuelles, faites de peur des soins pour le patient et de l’échec pour l’étudiant.

Qui est expert en douleur ?

J.-L. Charrier et S. Millot, dans Réalités Cliniques, en 2006, abordant les anesthésies diploïques, préconisaient « de choisir l’avis de l’expert qui semblera le plus pertinent » quant au choix des techniques analgésiques, sous-entendu : l’expert universitaire. Dont acte.

Mais toute douleur est d’abord angoisse et solitude. On ne partage pas le mal physique : chacun le sent et y réagit de manière singulière, selon sa sensibilité, son interprétation de la situation présente, et son souvenir des expériences vécues, observées ou entendues. In fine, seul le patient est “expert” en douleur : lui seul peut dire qu’il a mal, ou que l’anesthésie est ratée.

L’échec de l’analgésie

Nous préférons les euphémismes comme “insuccès”. Mais ne jouons pas sur les mots : l’insuccès ne désigne qu’un fait objectif, l’anesthésie qui ne “marche” pas. Il produit chez le praticien un sentiment d’échec, sorte « d’ecchymose intérieure », douloureusement ressentie. Or la positivité de l’échec, c’est la suggestion de la nécessité d’un changement dans ses pratiques5, 7. Notons, pour rassurer les uns et déstabiliser les autres, que le triomphe est parfois plus nocif que l’échec, quant aux effets de statu quo…

Quand le soulagement espéré n’arrive pas, s’installe une double culpabilité de la part du praticien et du patient — qui n’a pas répondu comme attendu à l’acte prodigué. Le risque est celui du rejet mutuel entre un praticien inefficace et un patient soupçonneux envers la compétence ou la bonne volonté du soignant. L’impasse relationnelle peut devenir totale et irréversible1, 7, 10. Moralité : « Malheur au malade qui dit son mal » (P. Queneau).

Ces impasses thérapeutiques aboutissent tantôt à des discours de résignation de la part du praticien envers le patient (alors qu’il est lui-même tenté d’abandonner la partie… au bénéfice de qui ?…), tantôt à des discours moralisateurs : « c’est sa faute, il n’avait qu’à pas en arriver là ». Le mal et le malheur, la souffrance et la faute pèsent sur l’Homme depuis qu’il a été chassé du Paradis terrestre, et il les confond inconsciemment. A nous de délivrer celui qui souffre du fardeau supplémentaire de la culpabilité.

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Les causes de l’échec, les moyens d’y remédier

Le samedi 20 août 2005, sur le forum dentaire Eugénol traitant des anesthésies diploïques, on pouvait lire l’intervention fort spirituelle, d’une discrète humilité, d’un Professeur des Universités, en vue de la parution au moment ad hoc — pour l’ADF — de son manuel d’analgésie.

La méchanceté, l’ironie déplacée, la condescendance blessante ne sont jamais à court d’argument. S’il faut regretter les échecs aussi bien du praticien de base que des “experts”, on peut néanmoins s’interroger : comment en est-on arrivé là, et pourquoi les supposés “nuls” le sontils ? Qui leur a fourni l’enseignement, qui a permis que des gens puissent sortir de Faculté munis d’un doctorat d’exercice sans posséder au mieux toutes les techniques d’anesthésie utiles, s’agissant d’un acte qui est le préalable indispensable à la grande majorité de nos interventions, essentiellement chirurgicales par nature ? Et si le “mal-entendu” n’était tout simplement qu’un mal expliqué, un mal énoncé, un mal enseigné ? Combien d’étudiants ont eu accès à la table de dissection pour apprendre à réaliser correctement les blocs anesthésiques ? Combien s’exercent aux anesthésies sur leurs petits camarades, et réciproquement, afin d’en éprouver le ressenti physique et psychologique ? Nous ne parlons pas ici de formation post-universitaire (pour une spécialisation) ou de formation médicale continue, mais de la formation de base de l’étudiant pour son cursus normal ; et cela, comme on dit, “ça pose problème”.

Martin Winckler, avec lequel on peut ne pas être totalement d’accord, nous dit que la formation médicale est culpabilisante et humiliante, qu’elle favorise le recrutement des étudiants, non sur des aptitudes à soigner mais sur des critères de sélection du XIXème siècle. Sa forme, son contenu et le traitement imposé aux étudiants sont contraires à l’éthique et à la raison. On élimine, dit-il, des soignants potentiels de grande qualité et on garde les étudiants les plus susceptibles de se soumettre. Tout cela favorise une regrettable autarcie intellectuelle et une fâcheuse obstination à enseigner des notions obsolètes, inadaptées à la réalité médicale11. Un exemple ? On enseigne encore la technique de Gow-Gates, la seule anesthésie pour les dents mandibulaires présentant un réel danger pour les structures vasculaires, sans intérêt, conçue pour les praticiens britanniques utilisant des cartouches de 2.2 ml, et ce contre la terre entière ; mais on ne fait que survoler les techniques diploïques, qu’on s’obstine à ne voir que comme des techniques de complément. On refuse de lire toute la littérature, pour ne garder que les publications pro domo…

Connaissance et ignorance

Le soignant doit connaître toutes les ressources de la thérapeutique antalgique. Sa responsabilité est à la mesure de son pouvoir. Toute ignorance ici est immorale : elle engendre chez les malades des souffrances supplémentaires. L’enseignement détaillé du traitement moderne de la douleur est donc une obligation. Sa place est actuellement insuffisante. Si les philosophes antiques ont beaucoup médité la question de la douleur, les médecins ne s’y sont intéressés que récemment. La phrase courroucée de Magendie (1847), « que les gens souffrent plus ou moins, cela peut-il intéresser l’Académie des Sciences ? », est révélatrice2, 7.

Epilogue en guise de “non-conclusion”

L’image, bien ancrée dans le public, du dentiste qui fait mal, et ce pour soulager, donc qui fait peur, que l’on redoute de consulter, relève de causes multiples. Pour combattre cette image désastreuse et génératrice de fuite ou de report des soins dentaires, il nous faut, non une réforme, mais une véritable révolution de nos mentalités et de nos pratiques. Et c’est l’anesthésie, enfin reconnue par le public comme non douloureuse et efficace, qui constituera le meilleur moyen de prévention bucco-dentaire, lorsqu’hélas la prévention initiale n’a pas été opérante.

Pour terminer sur une note moins sombre, disons avec Homère (Odyssée, XV, 398- 400) que parler des souffrances des hommes ne doit pas nécessairement nous plonger dans l’affliction, car « c’est une tâche divine de soulager la douleur » (Hippocrate, vers 460 av. J.-C.)… pour peu qu’on en ait la volonté et qu’on s’en donne les moyens…

A Lire

1. BOURASSA M. Dentisterie comportementale. Manuel de psychologie appliquée à la médecine dentaire. Editions du Méridien, Montréal, 1998.
2. CANGUILHEM G. Le normal et le pathologique. PUF, Paris, 1966.
3. FIELDS H. L. Douleur. Medsi/McGraw- Hill, Paris, 1989.
4. GRANGER B., CHARBONNEAU G. Phénoménologie des sentiments corporels : I. Douleur, souffrance, dépression. Le cercle herméneutique, Argenteuil, 2003.
5. JANET P. De l’angoisse à l’extase. T. III, Masson, rééd, Paris, 1988.
6. LAGREE J. Le médecin, le malade et le philosophe. Bayard Editions, Paris, 2002.
7. LERICHE R. Philosophie de la chirurgie. Flammarion, Paris, 1951.
8. MELZACK R. Pain measurement and assessment. Raven Press, New York, 1984.
9. OLIEVENSTEIN C. Ecrit sur la bouche. Odile Jacob, Paris, 1995.
10. QUENEAU P., OSTERMANN G. Le médecin, le patient et sa douleur. Masson, Paris, 1993.
11. WINCKLER M. La caste hospitalouniversitaire française est l’ennemie du système de santé. Le Monde. 14 février 2009.

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A propos de l'auteur

Dr. Thierry COLLIER

Docteur en Chirurgie Dentaire
BORDEAUX

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