La dernière décennie a été marquée par une nouvelle façon d’aborder les situations de réhabilitation à visée esthétique. En 2009, les docteurs Gil Tirlet et Jean-Pierre attal ont défini la notion de gradient thérapeutique (fig. 1) [1], faisant écho au concept de « puzzle physiologique » des docteurs Pascal Magne et Urs Belser [2]. Un changement de paradigme s’est alors opéré, plaçant la préservation tissulaire comme élément central dans la réflexion thérapeutique. Si la longévité des restaurations a toujours revêtu une importance capitale, celleci ne peut plus se faire au détriment des tissus dentaires.
A cet égard, les restaurations au composite en technique directe permettent une économie tissulaire maximale. L’amélioration des propriétés physico-chimiques et optiques des résines composites les a en outre rendues compétitives face à des techniques indirectes. Toutefois, leur intégration esthétique et fonctionnelle dans le temps dépend de nombreux facteurs, parmi lesquels le respect de leurs indications. Le patient joue également un rôle clé et doit être placé au coeur du traitement. Le praticien doit tenir compte non seulement de ses doléances, mais aussi des facteurs biologiques et fonctionnels environnants, propres à chaque cas.
Dans les secteurs antérieurs, les techniques de stratification avec des masses d’opacité et de translucidité différentes selon les tissus, permettent de copier la Nature. ainsi, lorsque tous les critères sont réunis, la maitrise de la technique reste le dernier point garantissant le succès, car, comme dans tout domaine en dentisterie, elle est soumise à une courbe d’apprentissage. Enfin, si ces techniques autorisent l’expression d’un certain savoir-faire artistique, elles sont régies par quelques règles auxquelles on ne peut déroger [3-6]. L’observation minutieuse de l’anatomie et de l’agencement des tissus des dents environnantes sont essentiels, et certains points clés permettent de gagner en efficacité et d’éviter des pièges.
L’objet de cet article est de reprendre ces points clés, à travers la récente expérience de praticiens en devenir (étudiants ou internes de nos centres de soins), qui ont su les appréhender et apporter un regard neuf sur des cas de réhabilitations esthétiques. alors qu’ils faisaient leurs premiers pas en dentisterie restauratrice, ils ont pu, à force d’entrainement et de persévérance, fournir un travail de qualité permettant d’obtenir la plus belle des récompenses : la satisfaction de leur patient. Ils ont ainsi souhaité, au fil de trois situations cliniques pour lesquelles ce type de restaurations était indiqué, partager leur expérience en détaillant les étapes les plus sensibles, et donner les quelques astuces qui leur ont permis de sublimer le résultat final. Par ailleurs, ces cas cliniques, réalisés au sein des différents services d’Odontologie de Santé Buccale du CHU de Bordeaux, dans le cadre de Concours de Dentisterie restauratrice et Esthétique Etudiants, sont les ambassadeurs d’une économie tissulaire maximale, dans des situations où le recours à des techniques indirectes pourrait aussi être envisagé.
Cas clinique 1
Benjamin Cazaux – Lauréat du Concours essentia Academic excellence Contest Undergraduate 2019 – 1er Prix national – 1er Prix International
Un patient de 21 ans, en bonne santé générale, non-fumeur, s’est présenté en consultation au service d’Odontologie du CHU de Bordeaux, pour une gêne esthétique concernant son sourire (fig.2).
Le patient avait reçu deux mois auparavant un traitement d’éclaircissement externe ayant accentué l’inhomogénéité de son sourire face à la couleur inadéquate de sa restauration composite sur 11, sans pour autant masquer la tache de la 21 (fig.3).
Réflexion thérapeutique
L’option clinique choisie a été de restaurer le sourire de ce patient à l’aide de techniques minimalement invasives en accord avec les principes du gradient thérapeutique. La réussite de ces traitements à moyen et long terme ainsi que le rendu esthétique des techniques directes avec le développement des résines composites esthétiques est très satisfaisant. Le jeune âge du patient ainsi que sa motivation et son implication (le patient étant étudiant en troisième année d’odontologie) ont conforté ce choix. Les étapes du traitement sont détaillées figures 4 à 21.
Points clés
1. Projet esthétique
La forme initiale de la 11 n’étant pas satisfaisante, un waxup de laboratoire a été demandé. Pour guider le technicien de laboratoire, un projet esthétique digital sommaire a été réalisé à l’aide du logiciel Keynote (fig.4). Le wax up a permis dans un premier temps de valider la forme avec lepatient, puis de confectionner la clé palatine (fig. 5).
2. Couleur
La sélection de la couleur a été entreprise avant isolation des dents pour éviter les biaisengendrés par ladéshydratation. La technique des boutons de composite aété adoptée enappliquant les masses amélaires sur le bordincisif et les masses dentinaires sur le tierscervical, zoneoù l’épaisseur d’émail est la plus réduite. L’utilisation d’unfiltre polarisant,éliminant la réflexion lumineuse engendréepar l’état de surface et les propriétésoptiques de l’émail, apermis de lever le doute sur le choix de la masse dentine(fig. 6).
3. Isolation
L’isolation en début d’intervention a permis non seulement d’éviter toute contamination destubulis dentinaires lors dela dépose de l’ancienne restauration, mais également deprotégerles tissus mous des différents traitements desurface (acide chlorhydrique sur 21 etorthophosphoriquesur 11) et de réaliser les restaurations dans les conditionsconsensuellesrequises (fig. 7).
4. Erosion infiltration
Lors de la phase d’érosion-infiltration sur la 21, lemordançage à l’acide chlorhydrique a dû être répété trois fois avant d’atteindre le plafond de la lésion (fig. 8). Pours’en assurer, lecontrôle réalisé grâce à l’éthanol à 99% ainsi que le sondage de la tache avec un bistouri sont d’une aideprécieuse (fig. 9). Une fois ces étapes validées, la résine adhésive doit être frottée énergiquement sur la surface pour infiltrer le réseau de prismes d’émail en profondeur (fig. 10).
5. Stratification
Au cours de la stratification, l’étape de modelage des mamelons dentinaires doit être l’objet de toutes les attentions sur un patient jeune, si l’on souhaite obtenir une intégration esthétique optimale. Ces derniers ont été placésà distance du bord libre, puis façonnés avec une sonde très fine (fig. 14). afin de mimer le bord libre des dents adjacentes, une cartographie rigoureuse de ces derniers a été réalisée en amont grâce à une photographie avec contrasteur. Cette étape achevée, la couche superficielle d’émail a été modelée sans matriçage proximal, profitant de la conservation des diastèmes. L’utilisation d’un pinceau large et d’une résine translucide non chargée ont facilité l’étalement puis l’ajustage de cette masse (fig. 15).
6. Texture
La microtexture de surface a été reproduite à l’aide d’une fraise à grain épais, puis les restaurations ont été soigneusement polies (fig. 16). Ce type de restaurations, relativement étendues, et réalisées en technique directe, ne peuvent se concevoir dans le temps sans unegestion rigoureuse de l’occlusion statique et dynamique (fig. 18). Celle-ci a été réglée après dépose du champ opératoire, puis vérifiée lors du rendez-vous de contrôle.
Cas clinique 2
Imane ramdani – Lauréate du Concours Interne essentia Academic excellence Contest Postgraduate 2019 – 1er Prix national
Une patiente de 43 ans s’est présentée en consultation au CHU de Bordeaux. Elle exprimait le souhait, à la suite d’un éclaircissement ambulatoire par voie externe, de savoir quelles étaient les solutions permettant de remplacer ses restaurations devenues visibles sur 21 et 22
(fig. 22 et 23).
Réflexion thérapeutique
Après avoir recueilli les doléances de la patiente, des examens cliniques et radiographiques rigoureux ont été entrepris. Ils ont permis de mettre en évidence la présence de restaurations composites de faible étendue. Dans cettesituation, seule la couleur et l’adaptation marginale vestibulaire de ces restaurations étaient mises en cause. Unremarginage aurait été la solution la moins invasive, mais n’aurait pas répondu aux attentes de la patiente. Il a donc été décidé de réaliser une réfection complète des obturations par technique de stratification composite. Les étapes du traitement sont illustrées des figures 24 à 39.
Points clés
1. Clé palatine
La morphologie des restaurations étant satisfaisante, la clé palatine a été réalisée directementen bouche, sans passerpar un wax-up préalable (fig. 24). La technique de doublemélange a permis d’enregistrer les espaces interproximaux avec plus de précision.
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2. Stratification
La difficulté principale dans ce cas a été la gestion des épaisseurs de chaque masse, notamment sur la 21. En effet, il est délicat sur des cavités de faible volume de ménager suffisamment d’espace pour la masse émail (fig. 28). Le cas échéant, celle-ci peut se voir partiellement voire intégralement éliminée lors des phases de polissage. Pour réduire la marge d’erreur, lors des techniques de stratification simplifiées, l’épaisseur résiduelle pour l’émail superficielle doit être de 0,5mm[7].
3. Matriçage
Concernant la 22, si la clé palatine fut d’une aide précieuse pour imprimer la forme générale de la restauration (fig. 29), la difficulté majeure résidait dans la gestion des lignes de transition. Le recours à une matrice sectionnelle galbée a permis d’orienter correctement la face mésiale et lui donner une forme physiologique (fig. 30 et 31).
4. Réhydratation
A la dépose du champ opératoire seule la forme des restaurations a pu être jugée. L’intégration de la couleur des nouvelles restaurations n’a pu être appréciée qu’une fois lesdents réhydratées. Il est nécessaire de prévenir le patient en amont, afin de lui éviter une certaine déconvenue en fin de séance. Toutefois, la mise en bout à bout des incisives au moment de la réalisation permet de comparer la couleur des restaurations aux dents antagonistes non déshydratées (fig.35).
Cas clinique 3
Yannis Génique – Lauréat du Concours etudiant Global Clinical Case Dentsply Sirona 2019 – 1er Prix national – 2ème Prix International
Une patiente âgée de 18 ans s’est présentée en consultation au CHU de Bordeaux pour une amélioration de son sourire, et plus particulièrement la réfection d‘un composite sur 12. Celui ci avait été refait à plusieurs reprises et la couleur ne lui convenait pas. Elle venait de terminer trois ans d’orthodontie pour un traitement de substitution de 23 à la 22 absente (fig. 40).
Réflexion thérapeutique
Après discussion avec la patiente et compte tenu de son jeune âge, il a été décidé de réaliser des restaurations directes par stratification sur la 12, la 23 et la 24 afin de retrouver une harmonie du sourire, après la réalisation d’un éclaircissement externe. Les étapes du traitement sont présentées figures 41 à 55.
Points clés
1. Projet esthétique
Le traitement a débuté par la réalisation d’une composite mono-teinte lors d’une consultation d’urgence, son composite s’étant fracturé une semaine après le premier rendez-vous. Ce composite a fait office de mock up, permettant de valider la morphologie avec la patiente ainsi que de réaliser une clef palatine en silicone.
2. eclaircissement
Un éclaircissement externe ambulatoire au peroxyde de carbamide 16% a été réalisé pendant quinze jours afin d’harmoniser et augmenter la luminosité des dents visibles lors du sourire (fig. 41 et 42).
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3. Isolation et téflon
Une fois les dents isolées, l’utilisation de bandelettes de téflon se sont avérées efficaces pour protéger les dents adjacentes lors de la mise en place du système adhésif amélo-dentinaire (fig. 45 et 46).
4. Technique de finition
Une fois la stratification réalisée, les étapes de finition et polissage ont pu débuter. L’étape de finition s’est faite à l’aide d’une micro fraise bague rouge de façon à travailler la macrogéographie de la restauration (fig. 52). Puis un polissage rigoureux a été réalisé avec des cupules en silicone (fig.53). Enfin la phase de brillantage a été entreprise avec des pâtes à polir de granulométrie décroissante préalablement déposées sur un embout mousse (fig. 54). Ces étapes, souvent négligées lors de la séance de stratification, sont la clé pour obtenir une intégration optimale des restaurations, d’un point de vue esthétique, mais également biologique, nottamment dans cette situation où le composite est en contact avec la gencive marginale.
Conclusion
Si chaque situation de stratification composite est unique, leur mise en oeuvre est similaire, et permet d’obtenir le résultat escompté. La préservation tissulaire doit rester la priorité lors de notre réflexion thérapeutique, et la satisfaction du patient notre finalité principale. Pour autant, comme le rappelait à juste titre le docteur Olivier Etienne il y a peu, la dentisterie esthétique doit s’appuyer « sur l’ensemble des notions fonctionnelles inhérentes à toute intervention thérapeutique », en s’entendant comme telle puisqu’elle permet une amélioration du bien être moral et physique de nos patients [8]. Finalement, un art Dentaire au service de la Médecine Bucco-Dentaire.
Remerciements
Les auteurs remercient les Docteurs Cyril Sédarat et Yves Lauverjat, respectivement chefs du Service Odontologie et Santé Buccale de Xavier Arnozan et de Pellegrin, le Professeur Bruno Ella-NGuema, chef du Pole Odontologie et Santé Buccale du CHU de Bordeaux, ainsi que le Professeur Caroline Bertrand, Doyen de l’UFR des Sciences Odontologiques de Bordeaux, qui ont permis que ces cas cliniques se déroullent dans les meilleures conditions.
Les auteurs remercient également les étudiants ainsi que leurs tuteurs, des Universités de Strasbourg, Montpellier, Paris V, Paris VII, Clermont-Ferrand, Nantes, Lyon et Reims, pour la qualité des cas cliniques présentés dans le cadre du concours Essentia 2019, qui ont été une source de motivation et une réelle émulation au sein de l’équipe bordelaise.
Les auteurs remercient enfin messieurs Laurent Blanc et Ludovic Moreau (Société GC) ainsi que monsieur Philippe Trouillet et madame Emelyne Aubin (Société Dentsply Sirona) pour leur soutien et leur confiance. Correspondance : dr.boujemaa@gmail.com
La bibliographie exhaustive est disponible en ligne sur Lefildentaire.com/bibliographie-article-lfd158-xxx/