Cette année l’ADF fête ses 50 ans d’existence, 5 décennies qui nous ont transportés du moyen-âge à une dentisterie moderne. Vous fêtez 50 ans de carrière, vous avez donc traversé toutes les couches de cette histoire. Comment l’avez-vous vécue ?
J’ai été spectateur et acteur, toujours émerveillé par ces mutations car en 50 ans nous sommes passés d’une dentisterie fonctionnelle, mécanique et invasive qui était essentiellement fondée sur des alliages métalliques à une dentisterie esthétique, biologique, non invasive et numérique qui est basée sur les matériaux céramiques et composites. Ce fut vraiment une période de grande évolution, on pourrait dire sans se tromper de « révolutions » qui ont pour nom Adhésion, Ostéo-intégration, Numérique, et celles-ci ont aussi impacté la société en général, et notre vie quotidienne de façon spectaculaire.
Comment vous êtes-vous inscrit dans cette histoire ?
J’ai essayé d’être très attentif aux frémissements des technologies, de comprendre ces mutations et comme on dit « ne pas laisser passer les trains sans les prendre ». J’ai été soucieux de les appliquer, parfois aussi à les anticiper et dans la mesure du possible d’essayer d’innover pour améliorer nos procédures cliniques. Sur certains des points évoqués, je crois humblement avoir été parmi les pionniers. Dans les années 70-80 alors que j’étais Assistant en Prothèse conjointe à Paris 5, j’ai impacté les techniques de préparation en prothèse fixée en concevant avec la firme Komet des instruments rotatifs diamantés pour le curetage gingival rotatif qui ont eu un énorme succès international et qui sont toujours populaires. J’ai au même moment conçu des kits rationnels avec leur protocoles codifiés (et les
“Dans les années 90, j’ai été fasciné par l’Implantologie car elle a bouleversé nos plans de traitement en offrant des solutions prothétiques innovantes”
instruments dessinés sur les boites) qui ont changé la façon de travailler d’un grand nombre de nos confrères et facilité le rangement des assistantes. Dans les années 80, avec le début des techniques adhésives j’ai imaginé les premiers inlays-onlays en résine composite : j’ai été le pionnier au monde de ces inlays esthétiques collés, puis des inlays compo-métal, avec des publications dans les cahiers de Prothèse. Dans ces mêmes années, j’ai participé à la popularisation des toutes premières facettes céramiques, qui n’étaient pas si évidentes à imposer à l’époque car l’Esthétique n’était pas une notion recherchée par beaucoup, notamment par l’Université. C’est dans cette mouvance que j’ai créé en 1983 la société française de dentisterie Esthétique, puis quelques années plus tard le CIDE, les deux avec mon ami Paul Miara. La SFDE a été la première société Nationale d’Esthétique en Europe et le CIDE a contribué pendant des années à former nombre de nos confrères français et étrangers.
Ce sont les académies américaines comme l’Académie Américaine de Dentisterie Esthétique (AAED) et celle de dentisterie Restauratrice (AARD) qui m’ont montré le chemin ; j’ai assisté aux Etats-Unis dans les années 70/80 à leurs congrès et je me suis demandé pourquoi en Europe, il n’existait aucune société ayant pour thème l’Esthétique. En 1986, j’ai cofondé avec Philippe Gallon l’Académie Européenne de Dentisterie Esthétique (EAED). dans les années 90, j’ai été fasciné par l’Implantologie car elle a bouleversé nos plans de traitement en offrant des solutions prothétiques innovantes rendant bridges et solutions hybrides quasi obsolètes. Nous avons conçu avec Eric Rompen et Eric Van Dooren, les piliers prothétiques ≪ curvy ≫, ces piliers qui sont non plus évasés, comme c’était la règle, mais concaves en zone transmuqueuse et que toute la planète utilise aujourd’hui. ce fut d’ailleurs l’objet d’un dépôt de brevet. Plus récemment, avec Eric Rompen, nous avons breveté les piliers On1 (Nobel Biocare), ces piliers transmuqueux stériles que l’on installe une seule fois au moment de la chirurgie et qui permettent des solutions vissées ou scellées avec une vraie muco-adhésion protectrice de l’os crestal : les implants ≪ bone-level ≫ deviennent ≪ tissue-level ≫. c’est a travers la pratique, l’enseignement, les conférences et les congrès que j’ai eu la chance de participer à cette évolution ; mais aussi en étant pres de 15 ans rédacteur en chef d’un mensuel très populaire aux USA, Practical Procedures and Aesthetic Dentistry (PPAD tirage 90.000 ex.) qui m’a permis de faire connaître là-bas nombre de nos meilleurs spécialistes français et européens.
Quelles sont les grandes étapes de mutation vers la dentisterie d’aujourd’hui ?
On vient un peu de les évoquer. ces grandes étapes ont commencé par les procédures adhésives qui ont bouleversé nos concepts de restauration et les formes de contour des préparations, nous permettant d’être moins invasifs, ainsi que par les matériaux adhésifs et esthétiques que sont les composites et les céramiques. Puis les implants dentaires, avec les greffes osseuses et gingivales, nous ont permis de modifier les environnements cliniques et de révolutionner nos plans de traitement avec de nouvelles options thérapeutiques. Récemment, on ne peut oublier les progrès de la muco-integration : l’implantologie ne s’adresse pas qu’a l’os et la cicatrisation muqueuse est essentielle par son role protecteur ; bien comprise et bien pratiquée, elle permet a terme de limiter la prévalence des péri-implantites. Enfin et surtout, nous avons les nouvelles techniques numériques pour lesquelles nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Nous sommes aujourd’hui a un moment qu’on pourrait qualifier de ≪ Big Bang Numérique ≫, pour le diagnostic et les procédures de fabrication, où tout est encore a redécouvrir, a réeécrire et c’est très excitant. Voici le temps de l’Intelligence Artificielle, des algorithmes et de la réalité augmentée : quelle belle perspective pour nos jeunes confrères !
Quel est le meilleur souvenir de votre carrière ?
C’est toujours difficile de parler de souvenirs personnels. Mais je peux les évoquer maintenant parce c’est déjà de l’histoire …. Le 9 mai 1998, jour de la célébration de la victoire sur l’Allemagne nazie en Russie, il se déroule un énorme défilé militaire sur la Place Rouge à Moscou. Ce jour-là, le Président Russe m’avait demandé de l’accompagner à cette cérémonie et d’être present directement sur le tombeau de Lénine pendant son allocution. ce qui était absolument incroyable, c’est qu’il y avait très peu de personnes sur le tombeau, ça se comptait sur les doigts des deux mains. Les ministres, les personnels de son administration présidentielle, le Maire de la ville, les députés de la Douma etc. étaient sur des tribunes de part et d’autre du tombeau et la sécurité était maximale. Et ça, c’est un souvenir incroyable quand je pense d’où je viens. Je suis un ≪ rapatrié du Maroc ≫ arrivé en 1961. J’étais boursier et pion dans un C.E.T à Clamart pour couvrir mes études à ≪ l’école dentaire ≫, payantes a l’époque. Alors j’ai dit à mon assistante Anne-Marie : ≪ prenez la photo et surtout ne la loupez pas ! ≫ pour que je la montre bien à ma maman car elle ne voudra jamais croire où et avec qui je me trouve avec mon beau costume … Anne-Marie tremblotait un peu …
Et le plus triste ?
Quand j’étais jeune assistant à Montrouge (j’ai passé le concours de prothèse conjointe en 1976), il y avait à l’époque une équipe absolument talentueuse de confrères qui ont fait une part de l’histoire de la prothèse fixée en France comme s.Perelmuter, c.Knellesen, R.Bugugnani etc. J’étais avec un garçon très talentueux qui s’appelait Roger Reiner et qui était devenu mon ami intime. Mais il s’est suicidé pour des histoires sentimentales … Il était très curieux de tout, il revenait des Etats-Unis ou il avait découvert la fraise à congé et c’est lui qui m’a donné l’idée de créer ma fraise diamantée. J’ai vu qu’il avait travaillé avec Dental Emco. J’avais l’idée de créer un instrument diamanté pour le curetage gingival rotatif qui permet aussi de faire des chanfreins et ça a été le début des fraises t1 t2. J’étais tout jeune dentiste, j’avais 30 ans et deux ans plus tard, en 1980, j’ai conçu les fameux kits TPS de préparation, de finition, pour facettes et la pâte diamantée avec Komet. La disparition de Roger Reiner m’a beaucoup touché et jusqu’à présent je pense souvent à lui… c’est lui qui m’a inspiré l’idée de travailler sur l’instrumentation et la rationalisation de nos diverses préparations…A l’époque, les représentants venaient nous visiter avec de grands plateaux pleins de fraises, en vrac. Or, il y a une logique dans les préparations de prothèses et le choix des limites cervicales. Tant d’années après, ces kits existent toujours et ont été diffusés dans la plupart des pays du monde. Ces instruments rotatifs, ces kits ont été repris et copiés mais c’est plutôt flatteur. J’avais à peine 30 ans et tout le monde connaissait la ≪ fraise de Touati ≫ et, les gens pensaient que j’étais beaucoup plus âgé…J’ai transféré beaucoup de cette amitié à Paul Miara (qui à l’époque était à la fac en matériaux) et je me demande toujours ce que nous aurions pu faire ensemble tous les trois. Pour moi, la vie, c’est l’amitié qui la rend belle !
Le plus drôle ?
Vous connaissez certainement les conférences TED ? Ce sont de courtes conférences thématiques, diffusées dans le monde entier par internet. Bill Gates en a donné une où il a parlé du risque qu’un simple virus peut faire courir au monde. Un jour, un manager d’une grande compagnie étrangère m’appelle et me dit : ≪ Bernard, savez-vous que vous êtes cité dans une conférence TED ? Regardez, je vous envoie le lien ≫. C’était il y 4 ans, et j’avoue que j’ignorais tout de TED. Là, je découvre que lors d’une de ces conférences aux Etats-Unis, Christina Freeland aborde le thème des superstars. Elle explique qu’il y a des superstars dans tous les métiers et elle dit le plus extraordinaire exemple que je puisse vous donner c’est qu’il existe des superstars dentistes et je vais prendre comme exemple Bernard Touati et elle élabore là-dessus. J’étais sidéré parce que je ne connaissais ni ces conférences ni encore moins cette personne.
Et j’ai trouvé ça très drôle et en même temps complètement fou de constater qu’on est dans un espace de mondialisation où les informations vont vite et partout et vous reviennent comme un boomerang.
Quels sont les 5 personnes qui ont le plus compté dans votre parcours ? Vos mentors, vos maîtres…
En France, Jean Claude Harter pour sa rigueur et son élégance. Raymond Leibowich pour sa passion incroyable pour la dentisterie, son amour de la belle prothèse et ce pouvoir de le transmettre aux jeunes. A l’international, John Mac Lean qui a vraiment été le pape de la céramique moderne. Peter Scharer, en Suisse, qui m’a introduit à l’Académie Américaine de Dentisterie Restauratrice et qui m’a montré comment quelqu’un qui était longtemps ≪ classique ≫ pouvait épouser tant d’innovations. Il a été l’un des premiers à croire à la dentisterie adhésive et esthétique et c’est après lui que j’ai été président de l’Académie Européenne de Dentisterie Esthétique. Pour prendre un exemple, à cette époque l’Académie Américaine de Dentisterie Restauratrice refusait de présenter les composites (≪ the white stuff ! ≫) et parlait encore d’aurifications… Je pense que Peter est quelqu’un qui m’a vraiment aidé à l’international. Enfin, David Garber, que j’admire énormément à tous points de vue : sur le plan chirurgical, parodontal, prothétique et pour son art de synthétiser les connaissances récentes et de les communiquer.
Qu’est-ce qui fait qu’on parle de vous comme une référence en France comme à l’international ?
Comment savoir ? Peut-être suis-je arrivé à un bon moment ? Vous me flattez de parler de ≪ référence ≫ et je vous en remercie. Lors d’une interview que vous aviez déjà réalisée il y a quelques années, vous aviez parlé de ≪ légende ≫. Honnêtement, je l’ignore et cela n’a jamais été ma préoccupation. Je pense que comme tout dans la vie, cela s’est fait progressivement et peut être que plusieurs facteurs y ont contribué. Le bouche à oreille d’une patientèle célèbre et internationale n’est pas à sous-estimer (pourtant pas de web site, de webmaster, de public relations, de réseaux sociaux etc.). J’espère que la poursuite d’une certaine ≪ exigence ≫ clinique et de la belle prothèse, ma détestation de la médiocrité ou de l’échec et la recherche d‘innovations ont eu leur place. Peut-être aussi le goût de la transmission du savoir sans retenue, en ne cherchant pas à garder pour moi le savoir-faire de cette expérience. Je n’ai jamais eu de plaque professionnelle dans la rue, même Avenue Montaigne, et j’ai refusé toute médiatisation malgré beaucoup de sollicitations. Alors c’est quoi ? Eh bien, comme tout ce qui se construit solidement dans la vie, cela prend du temps. Mon objectif a toujours été d’avoir de l’empathie pour mes patients et de ne rien délivrer que je ne puisse améliorer : c’est le meilleur conseil à donner aux jeunes confrères. Toujours essayer de faire mieux !
Que nous parlions à un étudiant ou à un dentiste préretraité, votre renommée est saluée. Qu’est-ce qui vous a permis de toucher toutes les générations ?
Je me suis toujours considéré comme un étudiant soucieux d’apprendre un peu plus chaque jour. Quand vous ne prenez pas la ≪ grosse tête ≫, quand vous travaillez dans votre coin, et que vous êtes intraitable sur la qualité, décennie après décennie, que vous êtes toujours sur le terrain à transmettre aux confrères ces valeurs immuables… finalement cette notoriété a alerté des journaux étrangers sans que je ne l’ai jamais recherché ni même pu l’imaginer ! C’est exceptionnel d’avoir 3 pages dans le New York Times Magazine, dans le Times à Londres et dans d’autres journaux d’investigation généralement peu complaisants. Je donne souvent cet exemple parce que je l’adore : tous les chefs de cuisine, leurs premiers ou leurs seconds aspirent à devenir un jour connus comme Robuchon ou Ducasse ! Ce qui touche peut être les générations c’est quand quelqu’un se renouvelle sans diminuer la qualité produite : en 50 ans je n’ai eu que des prothésistes de grand talent, comme les meilleurs ouvriers de France, et j’ai beaucoup appris d’eux. En France, nous avons parmi les meilleurs prothésistes au monde. J’ai commencé dès les années 80 avec Gérald Ubassy puis j’ai poursuivi avec Jean-Marc Etienne et maintenant je travaille avec Pascal Favory. Les patients sentent le travail artistique de nos prothésistes : c’est une mauvaise économie que de rogner sur la qualité. Et peut-être que le bouche à oreille, lent et discret, finit par transmettre quelque chose de plus fort, génération après génération, que les images chaque jour renouvelées de Facebook ou d’Instagram, et si vite oubliées.
Quel regard portez-vous sur la dentisterie d’aujourd’hui associée aux nouvelles technologies, aux réseaux sociaux… ?
Honnêtement, j’ai les yeux grands ouverts et notamment sur toutes les possibilités qu’offre maintenant le numérique. La numérisation de la dentisterie avec l’Intelligence Artificielle seront nos moteurs de progrès à court terme : nous n’en sommes qu’aux prémices, on a encore tout à découvrir et cela me motive beaucoup. Même je suis soucieux de certains excès et de certaines dérives : les réseaux sociaux ont du bon mais aussi du moins bon. J’y vois beaucoup de ≪ professeurs Facebook ≫, de ≪ gourous Instagram autoproclamés ≫, de centres de soins qui font du marketing publicitaire et qui montrent parfois un résultat clinique en une seule diapositive dont on ne sait pas si elle est tout à fait honnête et si elle a subi des manipulations. Les réseaux sociaux permettent une louable dissémination des connaissances mais en même temps, ils sont un raccourci de ≪ notoriété ≫ : or un ≪ post ≫ n’est ni un article relu par un comité ni une conférence. Pour en arriver là, j’ai écrit 4 livres en Anglais, 2 comme auteur principal, 2 comme co-auteur sur la céramique et les implants : des années de travail croyez-moi. Aujourd’hui, certains deviennent en 2 ou 3 ans des gourous en dentisterie esthétique ou en implantologie sans bagage universitaire : mais est-ce que cela perdurera ? C’est une vraie question…
Lors d’une interview que nous avions menée il y a 10 ans, vous aviez évoqué les chefs étoilés qui s’installent au fin fond de la France et qui malgré tout parviennent à attirer du monde. Néanmoins, sur un numerus clausus de 100 dentistes on n’aura pas 100 Bernard Touati. Pour tous ces dentistes qui ne seront pas votre clone, ce métier offre t- il encore des chances de briller ?
Dans tout métier, il y une pyramide, c’est une vérité immuable. Je crois qu’il y aura toujours des patients pour ce qui est beau ou rare et qu’il y aura toujours des praticiens qui voudront et qui pourront briller. Nous avons beaucoup de talentueux dentistes en France dans tous les domaines. Mais comme je l’ai dit précédemment, je souhaite qu’ils puissent briller par le bouche à oreille, par une réputation qui s’installe lentement et qui respecte la déontologie plutôt que par une rapide et éphémère publicité. Puisque nous avons parlé des chefs, je vais vous donner un exemple. J’ai l’un de mes patients qui possède un restaurant dans le midi qui a démarré comme n’importe quel bon restaurant de la Côte et qui s’appelle Mirazur, à Menton. Petit à petit, cette personne qui aime l’excellence, l’a haussé à un niveau supérieur, jusqu’à faire venir un chef argentin Mauro Colagreco, peu connu mais talentueux. Cette année, ce restaurant a été élu meilleur restaurant du monde. Quand je lui ai demandé le secret, il a répondu exactement ce que je viens de vous dire : la recherche méthodique de faire encore mieux. Pourquoi ce souvenir est-il aussi un peu amusant ? Je lui racontais que je revenais d’une république d’Asie centrale et il m’a dit que son chef avait été justement invité dans cette République pour cuisiner lors d’une réception du chef d’Etat. Il m’a dit : « tu vois, tu peux être dentiste ou chef cuisinier et vous retrouver à œuvrer presque au même moment pour les mêmes personnalités très loin de la France. » Que l’on soit coiffeur, cuisinier ou dentiste, on peut briller : il faut juste être un vrai bon artisan. N’importe quel étudiant aujourd’hui s’il a cette volonté peut le faire s’il accepte certains sacrifices ! La vraie question est : est-ce que l’évolution de la dentisterie va dans ce sens ? Avant, nous avions des cabinets discrets, avec juste une petite plaque noire… mais dorénavant quand vous posez la question aux jeunes , beaucoup vous répondent que pour réussir, il vaut mieux avoir un centre et une politique de marketing appuyée sur les réseaux sociaux. Je pense donc que l’évolution ira plutôt dans le sens d’une certaine uniformisation favorisée par la sécurité sociale et les mutuelles. La distinction deviendra encore plus rare mais ceux qui sortiront de ce lot seront les célébrités de leur époque ;
Cependant la notoriété n’est pas un but en soi, l’essentiel est d’être heureux dans son cabinet et de rendre les patients également heureux. La dentisterie est un merveilleux métier qui nous met au contact de gens si différents…
Conseilleriez-vous à l’un de vos enfants de faire dentaire dans le contexte actuel ?
Je n’ai jamais donne aucun conseil à mes enfants dans ce sens. Je pense que chaque personne possède un rêve profond, comme c’était mon cas. Et il faut que chacun fasse ce qui peut le rendre heureux. Personnellement, je voulais faire soit de la chirurgie plastique soit de la dentisterie esthétique. J’ai toujours aimé le ≪ beau ≫. Voulant me marier jeune, j’ai préféré faire de la dentisterie car les études étaient plus courtes ; j’ai donc fait CPEM et la première année dentaire la même année. 50 ans après, je m’en félicite, je suis toujours avec la même femme, j’ai trois filles magnifiques qui ont toutes fait des carrières artistiques et qui sont épanouies. C’est cela que j’ai essayé de leur transmettre : réussir SA vie, ne pas seulement être dans des magazines, ne pas seulement réussir DANS la vie…
A l’aboutissement de votre carrière, que regrettez-vous de n’avoir jamais fait ?
Pas de regrets, je suis en paix avec moi-même, j’ai réalisé mes rêves d’enfant, sans sacrifier ma vie de famille. Cependant, j’aurais bien aimé faire des interventions de chirurgie plastique… J’ai toujours eu une admiration pour les grands plasticiens et une attirance pour leur métier.
Peut-on avoir une longue et belle carrière et malgré tout regretter une autre vie et si c’était votre cas laquelle ?
Je n’ai pas de regrets parce que celle-ci m’a comblé au de-là de mes espérances : la dentisterie m’a permis d’aller ou je n’aurais jamais imaginé aller : quel beau métier qui nous fait faire de si belles rencontres ! Mais comme vous le savez, en parallèle, j’ai fait de la peinture en amateur, mais pas tout à fait comme un amateur.
J’ai quand même donné une dizaine d’expositions en France et à l’Etranger, notamment à Moscou, et j’ai représenté la France à l’Unesco avec une grande exposition que j’ai mis 2 ans à préparer ; j’ai un atelier de peinture … Je pense que j’aurai aimé passer plus de temps à peindre ; j’ai encore plein d’images et d’idées en tête et le récent confinement m’a permis d’y passer mes après-midis, avec de la musique … le paradis. Ce qui m’a comblé dans ces expositions, c’est la liberté d’expression. En dentisterie, il faut s’exprimer bien sûr mais surtout satisfaire les goûts des patients, il faut qu’ils aiment la position, la forme, la couleur des dents ; ainsi notre espace de liberté est assez restreint. Dans la peinture, on peut tout imaginer, moi j’aime la peinture à l’huile, au couteau, abstraite, émotionnelle, avec des collages et les couleurs chaudes de mon pays de naissance, le Maroc. Si cela plaît à l’observateur c’est bien et si cela ne lui plaît pas ce n’est pas grave, moi ça me plaît! C’est le principe très subjectif de l’art qui ne suit pas de règles établies (au contraire) alors que la dentisterie est enfermée dans un certain nombre d’exigences fonctionnelles, biologiques, esthétiques … plus celle de plaire au patient (sans parler des patients qui changent d’avis en cours de traitement sur ce qui leur plaît…).
Vous voyez-vous comme Molière mourant sur scène ou auriez-vous envie de goûter à une vie après la dentisterie ?
Mais je ne veux pas mourir au fauteuil, quel affreux souvenir pour le patient !!! J’ai commencé à exercer à l’été 1970. Nous sommes en septembre 2020, cela fait donc 50 ans. Je pense que 50 ans c’est un bon chiffre et qu’il faut peut-être bientôt faire autre chose, se réorienter, chercher d’autres défis, non pas quitter la dentisterie mais y rester d’une autre manière. Personnellement, la recherche me plait beaucoup. J’ai monté il y quelque temps une start-up dédiée a la recherche sur des techniques additives de fabrication et j’ai déposé des brevets pour des applications dentaires et orthopédiques. Dans le futur, je crois aux solutions spécifiques au patient qui utilisent le flux numérique, les algorithmes et qui explorent les possibilités de l’impression 3D. Avec mon partenaire ingénieur en Suisse Marco Ravanello, on est depuis quelques années, presque à temps plein, sur ce développement de dispositifs médicaux utilisant les techniques additives. Ils sont totalement disruptifs et j’y crois fort pour le futur.
Dans quel délai, pensez-vous aboutir ?
Nous avons déjà bien avancé. Nous en sommes au stade des prototypes et au milieu de l’étude animale. On a des résultats très prometteurs ; la start-up intéresse de grands fabricants orthopédiques et dentaires, qui attendent ces ≪ profs of concept ≫. Nous cherchons à nous protéger au niveau de la propriété intellectuelle et dans les 18/24 mois qui viennent, nous devrions être à même de dévoiler ce que nous sommes en train de développer. Je ne peux pas en dire plus pour le moment car je suis tenu à une certaine discrétion.
Quels sont vos projets sur le plan personnel ?
Peindre et voyager, en particulier sur la route de la soie et dans un pays merveilleux que j’ai appris à connaitre avec bonheur, l’Ouzbékistan et ses perles Samarkand et Boukhara. Continuer à faire progresser la start-up et avoir plus de temps pour vivre et le donner à ma famille. Je crois qu’on court toujours après quelque chose : le succès, l’argent…puis on se rend compte que la seule valeur qui vaille, au-delà des valeurs familiales (j’ai une belle famille et j’y tiens beaucoup) c’est d’avoir simplement du temps. Plus que jamais, avec ce que nous vivons avec le coronavirus, le confinement nous a fait découvrir d’autres valeurs comme celles d’échanger et de partager avec ses proches, de lire, de méditer et de se retrouver soi-même. Maintenant ce virus va dramatiquement changer nos conditions de travail et je plains les jeunes qui devront affronter les 50 prochaines années : dans le passé, notre activité était assez gaie, décontractée et libérale, elle est devenue plutôt morose, stressée et limitée par un excès de réglementations. Et Covid n’a rien arrangé…